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Ces vies brisées que l'on ne voit plus

 J'ai été, dans une vie lointaine, intervenant en centre jeunesse. C'était avant les réformes de 2003 et de 2015, réformes qui ont participé, en autre, à une centralisation accrue des soins de santé et des services sociaux au Québec. Mon travail consistait, je vous épargne les termes cliniques, à tenter de rafistoler, en l'espace de quelques mois, les vies d'adolescents et d'adolescentes qui nous étaient confiées par la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ).

Je me souviens, je crois que c'était en 1994, d'un garçon prénommé Marc. Un grand garçon de 17 ans. Un garçon au regard triste et doux. Depuis sa tendre enfance, Marc avait vécu au sein d'une dizaine de milieux de vie différents: nombreuses familles d'accueil, foyers de groupes et finalement centre de réadaptation. Un "cas" classique. Un "enfant de la DPJ". Je me souviens que le terme "bout de ligne" était malheureusement utilisé pour nommer les centres de réadaptation jeunesse.

Peu avant ses 18 ans, l'intervenante sociale de Marc a accompagné ce dernier dans ses démarches auprès de l'Aide financière de dernier recours. À cette époque, bien que ce soit encore le cas aujourd'hui, on utilisait le terme Bien-Être social. L'intervenante a aussi accompagné Marc dans ses démarches pour se trouver un logement, une petite chambre dans un immeuble locatif privé.

Le jour de ses 18 ans, étant désormais majeur, Marc n'était plus sous la protection de la DPJ. Je me souviendrai toujours l'avoir vu, au matin de ses 18 ans, seul dans le stationnement du centre jeunesse, avec trois sacs de vidanges à ses pieds contenant ses effets personnels, attendre l'intervenante sociale qui le conduirait à son nouveau logis. Il y a des images qui ne s'effacent pas.

Quelques années plus tard, alors que je déambulais dans les rue de Montréal, un jeune homme m'interpelle. De prime abord, je ne le reconnais pas. En m'approchant un peu, je reconnais alors le triste et doux regard de Marc. Ses yeux sont les mêmes, mais ils semblent désormais plantés dans un être ayant vécu un millénaire. Nous avons discuté Marc et moi. Il m'a raconté qu'il vivait depuis quelques années dans la rue. Il n'aura vécu que quelques mois dans la chambre qu'il avait déniché lors de ses démarches avec l'intervenante sociale. Rapidement, il fut évincé, car il lui était impossible d'honorer ses paiements. Il s'est alors retrouvé à la rue. Il y vivait maintenant en compagnie de quelques amis d'infortune, partageant avec ces derniers le bitume et les édicules du métro pour seul abris. En nous quittant, j'ai souhaité bonne chance à Marc pour la suite. Alors que je marchais, Marc m'a crié, en brandissant son squeezee: "Merci Steeve et bonne chance à toi aussi l'grand !"

Cette histoire est-elle anecdotique ? Une vie brisée est-elle une anecdote ? Est-elle une donnée dans une quelconque étude ? Qu'est devenu Marc ? Je ne le sais pas. J'espère simplement qu'il est bien.

Quotidiennement, nous côtoyons des jeunes et moins jeunes ayant la rue pour seul abri. Par définition, la rue ne peut être un abri, un logis. Nous côtoyons, dans les villes et villages du Québec, des milliers de personnes aux vies brisées. Bien quelles peuplent les espaces publics, ces personnes y vivent dans l'anonymat le plus complet. Elles y vivent en marge de notre société et de sa bienveillance de façade. Elles ne vivent pas, elles survivent.

L'histoire de Marc est une histoire parmi tant d'autres. Mais elle est beaucoup trop importante pour être considérée comme étant une anecdote. C'est une histoire qui illustre les échecs d'un système qui a pour mission d'assurer la santé et la protection des plus démunis au sein de notre société. C'est une histoire qui raconte une vie brisée que malheureusement nous ne voyons plus ou que nous refusons de voir.


Steeve Duguay

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